jean carre

Articles et textes divers

La Bhagavad Gītā, un des plus grands textes de l'humanité

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La Bhagavad Gītā

(Le livre sera publié aux Éditions Almora à une date à préciser bientôt.)
Śrīmadbhagavadgītā
Introduction (extrait)
Écriture sacrée la plus célèbre et la plus célébrée en Inde, du moins dans l’Inde hindouiste, la Bhagavad Gītā est particulièrement appropriée pour l’homme occidental moderne orienté vers l’action. En effet, le rapport entre la sagesse et l’action est au cœur même du dialogue entre Kṛṣṇa et Arjuna, c’est-à-dire entre le dieu incarné porteur de la connaissance suprême et le représentant de l’humanité en marche et en recherche. À cause des circonstances dans lesquelles prend place le dialogue de la Bhagava Gītā, on pourrait penser qu’il s’adresse particulièrement à la deuxième caste traditionnelle, celle des kṣatriyas (les princes, guerriers, fonctionnaires, gens de pouvoir et gens d’action en général). Mais ne sommes-nous pas tous, peu importe notre caste, ou état de vie, notre statut social et notre personnalité, engagés dans une forme d’action ou une autre ?
Arjuna est le général d’une des deux armées sur le point de s’affronter, mais avant que la bataille ne commence, il fait stationner son char entre les deux. Le dialogue s’engage alors avec Kṛṣṇa, son conducteur, mais qui surtout est l’incarnation directe de Viṣṇu. Constatant qu’il a des parents, des précepteurs et des amis dans les deux camps et entrevoyant le massacre épouvantable qui se prépare, Arjuna défaille, renonce à combattre et fait part de son désarroi à Kṛṣṇa. Le Seigneur radieux (bhagavān) lui enseignera à accomplir son devoir, faire ce pour quoi il est fait,jouer le rôle que la vie lui a dévolu. Il lui rappellera que l’action est inévitable, que la sagesse profonde de l’existence doit d’abord éclairer l’action et que celle-ci n’est que la mise en acte de la connaissance vraie ou erronée qu’on a de l’existence. C’est pourquoi tout en recommandant l’action le dieu insistera sans relâche sur la primauté de la connaissance de la vérité ultime de l’existence, ce qui inclut méditation et ferveur.
On représente Arjuna sur un chariot avec Kṛṣṇa comme conducteur : le chariot représente l’existence et son devenir, Arjuna symbolise l’homme qui cherche avec sincérité et s’interroge, et Kṛṣṇa, son conducteur et précepteur, est celui qui se sait être pure Lumière consciente. Arjuna est noble de cœur et bien disposé, mais il entretient encore des doutes sur ce qu’il doit faire. Le doute est la friction entre la connaissance innée que nous sentons tous au plus profond de nous et l’ignorance due à une identification fallacieuse au complexe psychosomatique que nous croyons être. Quand nous allons au bout de l’exploration et de l’enquête qu’est l’incarnation, alors de cette friction jaillit le feu, la lumière. C’est en frottant deux bouts de bois suffisamment secs que le feu éclate, tels les araṇis qui servaient à allumer le feu sacrificiel depuis les temps immémoriaux de l’époque védique.
Paradoxalement, Kṛṣṇa, le nom du précepteur, signifie noir, bleu-noir, bleu foncé, alors que le nom de l’élève signifie le contraire : en effet, arjuna signifie «blanc, clair, brillant, couleur d’aurore, couleur de l’argent». Ce mot est lié au verbe d’origine indo-européenne ṛj-, qui signifiait «briller» et au mot grec ἄργυρος (latin argentum, français argent). Le nom d’Arjuna a peut-être moins à voir avec la couleur de sa peau qu’avec le fait qu’il représente l’homme à l’aube de son illumination. Il est l’homme d’argent qui deviendra l’homme d’or. Quant à Kṛṣṇa, son nom signifie bien «noir, sombre», mais aussi, et surtout dans ce cas-ci la couleur bleu-noir du ciel nocturne, celle de l’espace infini. Kṛṣṇa est pur Espace, il est l’incarnation directe de l’Inconcevable, de l’Immensité sans bornes. Voilà pourquoi l’iconographie indienne le représente toujours avec la peau bleu foncé.
La bataille et le dialogue qui la précède se déroulent à Kurukṣetra. Cet endroit existe toujours et j’y suis d’ailleurs allé : la ville de Kurukṣetra est située dans la province d’Hariyāṇā à environ 150 kilomètres au nord de Delhi. Mais le nom signifie littéralement «le champ des Kuru», du nom d’un des deux camps qui s’affrontent. Il y a pourtant un autre niveau de compréhension, un sens plus profond : en effet, kṣetra signifie «champ, terrain, sphère d’action» et kuru n’est rien d’autre que l’impératif du verbe kṛ-, signifiant «faire, accomplir, exécuter». Autrement dit, la grande bataille et le dialogue de la Bhagavad Gītā ont lieu dans le champ de l’action. La sphère de l’action, c’est le «monde» et le monde n’est rien sans les sens de perception et d’action. Donc la Bhagavad Gītā et la grande bataille que raconte le Mahābhārata concernent les sens, qui incluent le mental. C’est la bataille dans ce complexe psychocorporel que nous appelons tous «moi», «je».
La bataille entre les deux armées n’est rien d’autre que celle en chacun de nous entre l’ignorance et la connaissance sur ce terrain de l’action. L’armée de l’ignorance a le nombre : celle des Kuru est plus nombreuse, elle est apparemment plus puissante. Or, le nombre n’a jamais fait la vérité. Le nombre est ce derrière quoi se dissimulent ceux qui manipulent avec une facilité déconcertante l’opinion publique dans nos sociétés modernes profondément hypocrites[1]. «Un seul en vaut dix mille pour moi, s’il est le meilleur»,[2] disait Héraclite. L’armée de la connaissance a pour elle la Vérité, personnifiée par Kṛṣṇa, le «Seigneur radieux», le «Bienheureux».

[1] «L’opinion de la majorité sera toujours l’expression de l’incompétence.» (René Guénon, La Crise du monde moderne, 1927)

[2] εἷς ἐμοὶ μύριοι ἐὰν ἄριστος ᾖ.

Le livre sera publié aux Éditions Almora à une date à préciser bientôt.

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